Le Monde 14-01-2015
L’incroyable feuilleton judiciaire de l’indemnisation des victimes des essais nucléaires français continue dans la douleur. La cour d’appel de Bordeaux, dans un arrêt rendu mardi 13 janvier, a reconnu le droit à l’indemnisation pour neuf victimes sur dix-sept demandes. Lors des audiences les 2 et 16 décembre, le rapporteur public s’était dit favorable à l’indemnisation de treize plaignants. Une sorte d’équilibre qui ne satisfait pas ceux qui se battent depuis de longues années pour la reconnaissance de leur statut d’« irradiés de la République ».
La loi Morin du 5 janvier 2010 devait permettre de reconnaître les victimes, de simplifier leurs démarches et de les indemniser. Cinq ans après sa mise en application et la création du Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), les progrès sont nuls.
Alors que 150 000 personnes sont potentiellement atteintes par ces essais qui se sont déroulés de 1960 à 1996, dont certains atmosphériques – 4 au Sahara et 41 en Polynésie française sur un total de 210 essais –, et que le Civen a reçu 911 demandes d’indemnisation, seules 16 ont été accordées. « Le dispositif de la loi Morin est inopérant et freine la reconnaissance qu’il devait favoriser, explique Marie-Josée Floc’h, présidente de l’Association des vétérans des essais nucléaires (AVEN) Gironde. Il faut le revoir pour qu’enfin cette page de l’histoire de France puisse s’écrire et que l’Etat accepte de faire face à toutes ses responsabilités. » Autrement dit par l’une des avocats des victimes, Cécile Labrunie, « il est absurde de mettre en place un système d’indemnisation qui n’indemnise personne ». Pour autant, l’avocate veut voir dans les décisions favorables de la cour d’appel de Bordeaux « un élan positif sur lequel s’appuyer ».
« Présomption de causalité »
Claude Lequesne fait partie des heureux qui ont vu enfin aboutir leur demande d’indemnisation. Ce militaire de 68 ans est atteint d’une leucémie myéloïde chronique. L’ancien quartier-maître a effectué plusieurs missions en Polynésie, de 1965 à 1967, puis d’autres séjours en 1970, 1975 et encore en 1980. Il a effectué des « travaux spéciaux », comme des mesures dans le lagon de l’atoll de Mururoa, lors du premier essai polynésien dit « Aldébaran » le 2 juillet 1966. Il a successivement travaillé dans l’archipel des Gambier ou sur l’atoll de Fangataufa.
« Je faisais des prélèvements de la faune et de la flore, je plongeais dans les eaux de l’atoll, c’était super, raconte Claude Lequesne. J’ai aussi réalisé des mesures sur le cratère provoqué par un tir nucléaire à Mururoa et j’ai même une photo de moi, torse nu, avec le champignon nucléaire en arrière-fond. »
C’est d’ailleurs en voyant, en 2004, la même photo dans un article de la revue Historia consacré aux « irradiés de la République » que le marin s’est inquiété. En 2009, le professeur François-Xavier Matton, du CHU de Bordeaux, constate une leucémie et lui demande s’il n’a pas travaillé dans le nucléaire. Depuis, M. Lequesne, qui vient aussi d’être opéré d’un cancer de la prostate, se bat pour la reconnaissance de sa maladie. Le ministère de la défense rejette sa demande en 2010, puis une nouvelle fois en 2011. « M. Longuet [ministre de la défense de 2011 à 2012] m’a expliqué qu’il y avait une présomption de causalité mais qu’elle était négligeable dans la survenue de ma maladie », se rappelle-t-il.
Après un jugement favorable en décembre 2013 du tribunal administratif de Bordeaux, immédiatement contesté par le ministère, Claude Lequesne voit la cour d’appel lui donner enfin raison. Cette notion de « causalité négligeable » est à la base de la plupart des rejets. « La qualification du risque négligeable lié aux essais nucléaires est un véritable nœud à contentieux qui amène les victimes à suivre un parcours judiciaire interminable », avance l’AVEN. Comment apporter des preuves de contamination, ou a contrario d’absence de contamination, quand les vétérans ne portaient pas de dosimètre ou n’ont pas été suivis après les essais ? « Il est toujours difficile d’apporter la preuve qu’un cancer est la conséquence d’une cause unique, en l’occurrence l’exposition aux tirs nucléaires, quand, de plus, il n’y a pas eu de surveillance radio-biologique et que, de surcroît, aux risques d’irradiation externe s’ajoutent les possibilités d’inhalation de poussières radioactives », détaille Cécile Labrunie.
« On veut la reconnaissance »
Christine Lécullée, 76 ans en mars, fait partie des recalés. Son histoire, ou plutôt celle de son mari, Bernard, décédé le 4 janvier 1976, est exemplaire. Parti dans le Sahara algérien en 1963, il est resté trente mois à travailler dans les pires conditions. « Il a assisté à des essais atmosphériques et souterrains, dit, toujours émue, Christine. Quand il est rentré pour rejoindre sa nouvelle affectation à Sarrebourg, en Moselle, à l’hiver 1965, il avait perdu ses ongles, ses cheveux, ses dents et il était d’une pâleur à faire peur. » Fier militaire, Bernard n’a pas voulu consulter. Un malaise en décembre l’oblige à voir un médecin. Après plusieurs hospitalisations, en mars 1966, il est transféré à l’hôpital militaire de Percy, à Clamart.
Bernard Lécullée était atteint d’une aplasie médullaire, une maladie du sang se traduisant par une raréfaction de la moelle osseuse. Malheureusement pour Christine, cette pathologie n’entre pas dans le champ des « dix-huit maladies radio-induites » reconnues par la loi Morin. Elle sera déboutée de toutes ses démarches. « Pourtant, avance très en colère la veuve de Bernard, son invalidité a été estimée par l’armée à 80 % en 1967 puis à 100 % en 1971. Elle est même passée, en 1975, à 100 % plus 28 degrés, ce qui correspond à 380 %, du jamais-vu ! Et le ministère refuse aujourd’hui l’indemnisation. »
De nombreux dossiers sont en attente, à Rennes, Lille, Toulouse. A Paris, Versailles, les décisions ont été favorables aux victimes. A Lyon, au contraire la cour d’appel a rejeté les demandes d’indemnisation et les victimes ont décidé d’aller devant le Conseil d’Etat. « L’indemnisation n’est pas le seul but, on veut la reconnaissance ; beaucoup sont déjà morts dans l’oubli total », insiste Mme Floc’h.