Article vice.com Par Matthieu Beigbeder le 03 03 2016 Photo via Flickr
Michel Lasnier
À ce jour, la France possède quelque 300 têtes nucléaires. Nous sommes entrés dans le cercle très fermé des puissances nucléaires le 13 février 1960, grâce à Gerboise bleue, le nom de code du tout premier essai nucléaire aérien français, effectué dans le Sahara. Gerboise bleue a développé une puissance de 70 kilotonnes (trois fois plus que celle larguée sur Nagasaki en 1945), et ses retombées radioactives se sont étendues jusqu’au Mali, en Mauritanie, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Niger, en Centrafrique, au Tchad et au Ghana.
En 2006, France Inter racontait comment des journalistes triés sur le volet, invités à assister au premier essai, devaient « se tenir assis au sol, le dos tourné au point zéro, et mettre un bras devant [leurs] yeux pour ne pas être aveuglés par l’explosion » – le tout à seulement une vingtaine de kilomètres du point d’impact. Outre ces journalistes, des milliers de civils et de militaires étaient présents pour assurer le bon fonctionnement et la sécurité des sites. En tout, sur les 210 essais nucléaires français (17 au Sahara, près de 200 en Polynésie française), 150 000 hommes, civils ou militaires, y ont participé ou assisté. Une vingtaine de milliers se trouvait au Sahara.
Michel Lasnier fut l’un d’eux. Aujourd’hui âgé de 83 ans, il était adjudant-chef dans l’infanterie marine de l’armée française. Il a été envoyé en décembre 1962 près du massif du Hoggar, le site algérien d’essais « en galerie » (au contraire des largages aériens). Il y est resté plus d’un an. Il vit désormais à Pessac, a trois cancers, et se bat depuis des années pour que la Justice reconnaisse la responsabilité de l’État et que l’armée lui verse des indemnités. Je lui ai passé un coup de fil pour prendre de ses nouvelles et l’écouter me raconter son histoire.
VICE : Bonjour Michel. Quand vous êtes-vous engagé dans l’armée ?
Michel Lasnier : J’avais 19 ans quand je me suis engagé dans l’infanterie de marine pour partir servir en Afrique. Au total, j’ai servi 23 ans dans l’armée, dont 20 ans hors de France. J’étais notamment au Sahara du 20 décembre 1962 au 10 janvier 1964.
Combien étiez-vous sur place ?
Au moment où j’y étais, il devait y avoir au moins 1 000 ou 1 500 personnes sur place, entre les civils, les militaires de tous les régiments… Nous étions une compagnie de 130 hommes, et notre devoir était la protection du site In Amguel, la base atomique du côté de Tamanrasset.
Nous faisions des patrouilles en permanence tout autour, dans un rayon de 50 kilomètres – les civils n’avaient pas le droit d’approcher. Nous avions en particulier une section de 30 hommes qui étaient au pied de la montagne à In Ecker, une énorme montagne de 600 à 700 mètres de hauteur en granit. C’était là-dedans qu’on faisait partir la bombe.
Justement, comment ça se passait pour faire partir la bombe ?
Ils faisaient un trou, ils mettaient la bombe à 500 ou 600 mètres de profondeur, ils refermaient et ils faisaient péter. J’en ai vu partir trois : une le 18 mars 1963 qui s’appelait Emeraude, une autre le 30 mars 1963 qui s’appelait Améthyste, et une troisième le 20 octobre 1963 qui s’appelait Rubis – celle-là faisait 100 kilotonnes.
Sur ces trois essais, ceux d’Améthyste et de Rubis ont foiré : la montagne s’est fendue et a laissé échapper un nuage radioactif. Il a ensuite plu, chose qui n’arrive pas au Sahara – j’y suis, en tout cas, resté plus d’un an et je n’ai jamais vu de pluie.
Vous avez pu sentir la pluie sur votre peau ?
C’était une pluie assez fine, pas très drue. On ne s’est pas rendu compte, on s’est mis à l’abri et puis bon. L’armée dit que cette pluie a tout nettoyé, mais c’était très certainement des déchets radioactifs qui tombaient. Nous n’avions aucune protection. Ils ont fait quelque chose vraiment épouvantable : quand il y a eu ce nuage, ils ont fait décoller un hélicoptère pour passer dans le nuage afin d’effectuer des prélèvements. Vous pensez bien que ceux qui ont fait ces prélèvements, ils ont dégusté.
À l’époque, personne ne savait que le nucléaire était dangereux. On était des militaires : on avait une mission, on la remplissait.
J’imagine. On voyait vraiment le nuage depuis l’endroit où vous vous trouviez ?
On était à 10 ou 15 kilomètres du site – on a vu un nuage se dessiner au-dessus de la montagne. Chaque expérience s’accompagnait d’un petit tremblement de terre. C’était vraiment impressionnant.
Quand vous avez débarqué sur place, est-ce que vous saviez exactement quelles allaient être vos missions ?
Pas du tout. On nous avait dit que c’était une mission de protection mais qu’il n’y avait aucun danger. D’ailleurs, on n’avait aucun contrôle sanitaire particulier, aucun équipement. Il y avait des dosimètres pour mesurer le niveau de radioactivité. Mais ça, c’était réservé pour ceux qui travaillaient vraiment sur la montagne, et qui étaient pour la plupart des civils. Nous, nous n’en n’avions absolument pas.
Qu’est-ce que faisaient ces civils sur place ?
C’était des Algériens payés pour officier en tant que manœuvres. Eux n’avaient aucune protection. Il y a deux ans, l’association dont je fais partie, l’AVEN [Association des vétérans des essais nucléaires, ndlr], a envoyé une équipe sur place. Apparemment, il y a encore de la radioactivité, c’est épouvantable. Quand le centre d’essais nucléaires a fermé, l’armée a emporté la plupart des bâtiments, mais ils en ont laissé quelques-uns. Tous les Maghrébins du coin sont venus récupérer ce qui était récupérable… et du coup, contaminé. Ils ont été énormément touchés, et forcément, ils s’en plaignent.
Vous vous souvenez de la première fois que vous avez entendu parler d’essais nucléaires ?
Quand nous sommes arrivés sur place. Ce qui était rigolo, c’est qu’on savait quand une bombe allait partir, parce que les autorités de Paris descendaient. Ça bougeait, dans ces moments-là. Il y avait des avions qui arrivaient en quantité. Il y avait des spectateurs haut placés qui arrivaient, des gradés de partout.
À l’époque, vous saviez que le nucléaire était dangereux ?
Absolument pas. Personne ne nous disait rien. On était des militaires : on avait une mission, on la remplissait. Nous n’en parlions même pas entre nous. Mes supérieurs n’étaient sans doute pas plus informés – je faisais partie d’une petite unité, il y avait juste un capitaine qui commandait.
Après le Sahara, vous êtes allé où ?
J’ai été affecté très peu de temps en France, puis je suis parti au Cameroun, pour faire de l’assistance technique dans l’armée camerounaise. Ensuite, j’ai fait quatre ans en Allemagne, et je suis reparti une deuxième fois au Cameroun.
À partir de quand l’idée que vous auriez pu être irradié au Sahara vous est-elle venue à l’esprit ?
Quand j’ai commencé à avoir des ennuis de santé. Ça a commencé… quand j’ai eu la leucémie lymphoïde chronique, une maladie qui n’est pas reconnue par l’armée comme étant due à une exposition au nucléaire. Puis j’ai eu un cancer de la vessie et un cancer de la prostate, il y a six ans. Ça fait partie de ce qu’ils appellent les « maladies radio-induites ».
J’ai été opéré cinq fois en cinq ans pour des volumes dans la vessie. Ça allait mieux pendant plusieurs années, mais là depuis trois mois, la tumeur de la vessie redémarre. Je suis suivi, mais enfin bon… Heureusement que ça n’a pas atteint mes enfants, parce que ça arrive dans certains cas.
Ça a mis très longtemps à se déclencher, si je comprends bien…
Oui, sachant que j’avais 31 ans quand j’étais au Sahara. Ma leucémie s’est déclarée en 2003, et mes problèmes de vessie ont démarré en 2005. C’est plutôt rare, d’ailleurs, quand les maladies se déclenchent peu après.
Comment se fait-il que personne n’ait jamais réussi à prouver que vos maladies venaient d’une exposition au nucléaire ?
Parce que l’armée ne veut pas le reconnaître.
Aujourd’hui, comment vous sentez-vous ?
Avec la leucémie lymphoïde chronique, je suis fatigué… J’ai les globules blancs qui sont dans un état épouvantable. En plus, j’ai fait un AVC de l’œil droit, j’ai des problèmes cardiaques et ma femme est handicapée à la suite d’une erreur médicale dans un hôpital. C’est la totale.
Vous menez un combat avec la Justice pour faire reconnaître la responsabilité de l’État dans cette affaire. Où en est-on aujourd’hui ?
Ça bouge un peu. D’après les renseignements que j’ai, via l’association, les responsables à la tête du CIVEN ont été changés. Il y a maintenant un médecin, très compétent, qui connaît tous ces problèmes-là… C’est un progrès.
Par contre, l’armée refuse toujours d’indemniser. Sur les douze personnes que nous étions à saisir le tribunal administratif de Bordeaux, neuf ont été rejetées. Les trois qui ont gagné ont dû passer devant le Conseil d’État. À chaque fois que quelqu’un gagne, l’armée fait systématiquement appel pour ralentir les procédures.
Est-ce que vous avez bon espoir pour votre cas personnel ?
Oh non, je n’y crois pas. Je pense que l’armée attend que tous les gens de l’époque s’en aillent. Je ne leur en veux pas particulièrement – ça fait partie de la carrière, et j’étais conscient des risques.
Aujourd’hui, quel est votre un avis sur le nucléaire en général ?
Je reconnais que c’était nécessaire. Ça nous a quand même permis d’acquérir l’armée nucléaire et de nous faire reconnaître en tant qu’État.